Point de vue d'expert

Zoé Vaillant : les inégalités sanitaires sont ancrées dans les territoires

Dans le cadre de ses travaux sur les villes productrices de santé, La Fabrique de la Cité a invité la chercheuse Zoé Vaillant, géographe au Laboratoire Dynamiques Sociales et Recomposition des Espaces (LADYSS) et maître de conférences à l’Université Paris Nanterre, à débattre des liens entre dynamiques sanitaires et territoires. Spécialiste des inégalités socio-spatiales de santé en France, Zoé Vaillant nous a présenté les résultats de ses recherches portant sur les processus de production des inégalités sociales de santé liées à l’aménagement des territoires urbains.

LFDLC : En tant que chercheuse en géographie de la santé, vous avez été amenée à travailler plus particulièrement sur les villes : y a-t-il une raison particulière à cela ?

L’urbanisation est un fait planétaire, universel. Depuis 2007, le nombre d’habitants vivant en zones urbaines a dépassé celui des habitants de zones rurales dans le monde. En 2050, il y aura 9 milliards de personnes sur Terre ; cette croissance démographique s’accompagne d’une urbanisation conjointe des territoires et des populations, qui se concentrent à présent majoritairement dans les villes.

Même s’il est universel, le fait urbain est toutefois un phénomène disparate, différencié. Malgré des caractéristiques communes à ses différentes déclinaisons, comme la densité (concentration des hommes, des activités et des richesses sur un espace relativement restreint) ou encore la diversité, les disparités sont nombreuses entre chaque ville et à l’intérieur d’une même ville. On trouve ainsi des zones pauvres dans des villes riches et inversement. Il y a une vaste marquèterie de situations possibles.

 

LFDLC : Peut-on dès lors associer des faits sanitaires au fait urbain ? Existe-t-il une santé proprement urbaine ?

Une manière de répondre à cette question est de regarder les écarts d’espérance de vie entre les différents types de communes en France, classées selon leur population. Dans nos recherches, nous avons considéré l’espérance de vie comme un indicateur clé car il reflète l’ensemble de l’exposition d’une population à des risques tout au long de la vie des individus.

Nos résultats indiquent une absence de variations significatives de l’espérance de vie selon la taille de la ville ; on observe tout au plus des différences entre les extrêmes, l’espérance de vie étant en moyenne plus élevée de deux ans dans les communes appartenant à l’aire urbaine de Paris (81,66 ans) que dans les communes appartenant à une aire urbaine de moins de 15 000 habitants (79,58).

Néanmoins, ces moyennes statistiques cachent des différences qu’il convient d’étudier en les spatialisant et en les cartographiant. Nous avons ainsi observé que ce n’est pas tant la taille de la ville qui importe mais plutôt la place hiérarchique qu’elle occupe dans le réseau urbain dans lequel elle s’inscrit. Trois éléments viennent étayer cette analyse.

Tout d’abord, les grandes métropoles à la tête des réseaux urbains régionaux (Lyon, Nantes, Bordeaux…) présentent de manière générale des espérances de vie plus élevées. Ensuite, au sein même d’un réseau polarisé par une grande ville, il existe un écart important entre celle-ci et les petites communes périphériques ; les différences d’espérance de vie peuvent même aller jusqu’à dix ans dans des cas extrêmes. Enfin, les différences culturelles et historiques entre régions françaises se retrouvent dans les différences de niveaux de santé. Des spécificités existent, notamment dans le nord et le nord-est de la France, deux régions culturellement très marquées, où les espérances de vie se ressemblent : elles sont moins longues que dans le reste du pays, quelle que soit la taille de la commune considérée.

Il n’y a pas de relation stricte entre taille de ville et niveau de santé.

— Zoé Vaillant

Nous avons également étudié les inégalités sanitaires infra-métropolitaines en observant les différences de ratio standardisé de mortalité[i]. Dans les marges du bassin parisien, ce ratio indique une surmortalité en comparaison avec celle de la région Île-de-France, alors que l’on observe une sous-mortalité dans l’hypercentre et l’ouest parisiens. Les inégalités sanitaires recoupent donc les divisions socio-résidentielles. Elles renvoient à un ensemble de choix politiques et d’aménagement au sein d’une aire urbaine et interrogent les politiques dans tous les secteurs. Il n’y a donc pas de déterminisme urbain en soi : la forme et la taille de la ville n’influent pas directement sur la santé des populations.

 

LFDLC : Il faut donc chercher ailleurs les déterminants spatiaux des inégalités sanitaires ?

Les inégalités renvoient à un très large faisceau de déterminants produits et agencés localement. Ces déterminants suivent des trajectoires différenciées au sein de chaque espace urbain.

La santé des individus et des groupes ne relève pas que du biomédical, de l’exposition à un environnement physique pollué ou de caractéristiques individuelles intrinsèques (comme le patrimoine génétique ou l’héritage familial) mais aussi d’un ancrage dans des sphères multiples ; on peut se représenter des peaux d’oignons successives et solidaires, où chaque déterminant de santé (systèmes, milieux de vie, caractéristiques individuelles) agit dans l’espace et évolue dans le temps, tout au long de la vie. C’est la combinaison de ces différents facteurs qui nous intéresse afin de comprendre le processus différentiel d’exposition à des risques. L’étude de l’agencement des territoires offre ainsi une clé de compréhension des déterminants des inégalités sanitaires.

Si l’on observe plus d’inégalités dans les grandes villes, cela tient en fait aux processus d’agencement du territoire dans le temps, qui, dans ces grandes aires urbaines, influent davantage sur les inégalités sanitaires.

 

LFDLC : Auriez-vous des exemples concrets de production locale d’inégalités de santé ?

La ville de Trappes, située en grande banlieue parisienne, est un exemple intéressant de production locale des inégalités sanitaires. Nous avons étudié cette cité ouvrière de 30 000 habitants, composée essentiellement de cheminots et d’immigrants ouvriers. Notre travail a porté sur le dépistage du cancer du sein : cette maladie est la première cause de mortalité féminine en France alors qu’elle peut se soigner ; il y a donc des enjeux importants concernant le dépistage. L’État a mis en place un dispositif qui, par courrier, invite les femmes à effectuer gratuitement une mammographie. En dressant un état des lieux du taux de participation au dépistage, nous avons observé des disparités spatiales, par quartiers, de participation au dépistage. L’observation des profils sociaux a montré que les deux quartiers les plus défavorisés ont des résultats diamétralement opposés : Jean Macé a un faible taux de participation, à l’inverse du quartier Les Merisiers. Le profil socioéconomique n’explique donc pas à lui seul les disparités.

L’observation de la morphologie de la ville nous a appris que le quartier au taux de participation le plus bas, Jean Macé, est séparé du reste de la ville par la voie ferrée et la route nationale. Il est enserré à l’intérieur d’importantes coupures urbaines et n’est accessible qu’en traversant un tunnel sordide ou un petit pont : il y a un effet d’enclavement physique. Les Merisiers sont, quant à eux, situés à proximité du centre-ville.

La distance d’un quartier aux services de soins est apparue comme un déterminant : il n’y a qu’une pharmacie dans le quartier enclavé de Jean Macé. La proximité aux services de soins est également une question de ressenti des habitants. Jean Macé apparaît à leurs yeux comme moins accessible aux services de santé et programmes gouvernementaux venant de l’extérieur du fait du faible nombre d’associations et de relais habitants dans le quartier. Le programme de dépistage mammographique était plus efficace et rencontrait un meilleur écho aux Merisiers où la vitalité associative est plus grande. Le dialogue entre professionnels de la santé, associations et habitants y est plus important, ce qui constitue un réel avantage.

La ville de Trappes est un exemple de cumul d’éléments localisés et de vulnérabilités sociales et sanitaires qui explique in fine un différentiel d’exposition au risque de cancer. Le manque de réactivité à une politique de dépistage est dû à des déterminants sociaux mais aussi territoriaux. C’est bien la construction de la ville, dans le temps, qui contribue à créer des combinaisons différenciées de déterminants de santé.

Les inégalités sont toujours cumulatives. Lorsqu’une nouvelle campagne d’information est lancée, ce sont les personnes capables de se saisir des nouvelles informations ou des nouveaux outils qui sont les plus aptes à changer leur comportement. Ces individus proviennent des classes les plus favorisées. Une bonne intention, comme le lancement d’une campagne de prévention, peut entraîner un creusement des inégalités sanitaires. Un ménage maintenu à distance des soins l’est également des nouveaux services. Le creusement des inégalités se poursuit de cette manière. L’enclavement physique du quartier Jean Macé entraîne un isolement vis-à-vis des associations ayant un impact sur le taux de dépistage.

LFDLC : Agir pour la santé, c’est donc se pencher sur les inégalités territoriales ?

La notion de territoire renvoie à un construit qui résulte de la manière dont des acteurs, des individus, des habitants, des citoyens et l’État investissent l’espace physique et social et en retour vont en être investis. Derrière ce terme, l’agencement de différents espaces, à différentes échelles, est à l’origine d’une exposition différenciée à des risques.

Si l’on considère que la production du territoire peut contribuer à façonner les inégalités de santé urbaines, on se rend bien compte que les politiques d’aménagement ont, à ce titre, un caractère éminemment politique. Agir pour la santé, pour réduire des expositions négatives à des risques, n’est donc pas un geste technique ; c’est d’abord et avant tout un geste politique et un travail sur les déterminants locaux des inégalités.

Travailler pour réduire les inégalités de santé est un choix politique et idéologique ; c’est un enjeu de démocratie et d’exercice de pouvoir. Mais il est également possible de considérer que les inégalités de santé ne sont pas une priorité.

 

LFDLC : La production de connaissance sur les déterminants de ces inégalités est-elle, selon vous, un enjeu majeur de santé publique ?

Ce qui fonde le pouvoir, c’est le politique mais aussi la production de connaissance. Mener une politique de résorption des inégalités requiert une certaine expertise. Le recueil de données et les capacités d’analyse sont importants. Il est nécessaire de s’appuyer sur des enquêtes et sur la recherche, en réfléchissant au cadre de production des connaissances. Quels acteurs vont se saisir des données et les analyser ?

Selon nous, la coproduction des connaissances est essentielle et questionne notre manière de travailler. Les formes possibles de coproduction de la connaissance sont diverses. La coopération, la transparence et la participation entre acteurs sont essentielles pour comprendre les dynamiques territoriales de santé.

Travailler pour réduire les inégalités de santé sur un territoire est un choix politique, c’est un enjeu de démocratie.

— Zoé Vaillant

 

[i] Définition Insee de l’indice standardisé de mortalité : l’indice standardisé de mortalité (ISM) est calculé, pour un groupe donné, comme le rapport entre le nombre de décès effectivement observés sur une période donnée et le nombre de décès qui seraient survenus au cours de cette même période si ce groupe avait été soumis à la mortalité par âge de l’ensemble de la population. Un rapport supérieur à 1 s’interprète comme une surmortalité dans le groupe.

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La Fabrique de la Cité

La Fabrique de la Cité est le think tank des transitions urbaines, fondé en 2010 à l’initiative du groupe VINCI, son mécène. Les acteurs de la cité, français et internationaux, y travaillent ensemble à l’élaboration de nouvelles manières de construire et reconstruire les villes.

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